Et si nous n’avions rien compris au conte du Petit Chaperon rouge ? Et si le bon sens et la morale populaire transmis par Perrault et les frères Grimm n’étaient pas d’avertir des dangers de la forêt et des prédateurs inconnus mais de se méfier de ce qui se cache derrière la bobinette et sous le bonnet de grand-mères un peu trop aimantes et poilues ?
C’est l’hypothèse défendue par Lucile Novat dans le formidable De grandes dents, enquête sur un petit malentendu qui vient de paraître aux éditions Zones. La démonstration est implacable, le style impeccable et drôle mais ce qui rend ce livre décisif, c’est ce qu’il dit de nous, de nos aveuglements, de nos dénis et de nos tabous. Ce que l’on comprend à sa lecture, ce n’est pas seulement ce que nous ne voyons pas ou ne voulons pas voir mais pourquoi l’on s’arrange si bien d’une telle cécité. Si Claude Lévi-Strauss voyait dans l’interdit de l’inceste le passage de la nature à la culture, soit le signe de notre civilisation, Lucile Novat s’attache à démontrer que c’est l’interdit de parler de l’inceste qui scelle une certaine solidarité. Comme si ce que contient l’enfance de vérité et de puissance devait à tout prix rester tu. En novembre 2023, la commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE) rend un rapport accablant dans lequel elle dénombre 129 600 cas d’agressions incestueuses chaque année. Si pour l’heure, aucune suite n’a été donnée à ces conclusions, le programme gouvernemental pour redresser la jeunesse a continué de se diffuser : en avril 2024 Gabriel Attal annonce que « la République contre-attaque » face à « l’addiction à la violence » des adolescents. Emmanuel Macron lui emboîte le pas et dénonce le « surgissement de l’ultra-violence dans le quotidien, chez des citoyens de plus en plus jeunes » et en appelle à « un retour de l’autorité à chaque niveau, et d’abord dans la famille. » Ce que l’on comprend en lisant cet essai de Lucile Novat, c’est que l’inceste et son tabou ne sont qu’un dommage collatéral et massif dans une société qui a toutes les raisons de se méfier d’une enfance pas encore tout à fait fondue dans le mensonge civilisé.
Toute notre vie, nous la passons entre le lion, le chameau et l’enfant : la rébellion, le devoir et la création. Voilà que Bertrand Ogilvie décorrèle l’enfance de l’enfant : l’enfance est l’ensemble des « virtualités faibles » à laquelle tout un chacun doit pouvoir revenir pour se débarrasser du lion comme du chameau. Pour cette rentrée des classes, on se questionne avec lui sur le lien entre l’école et l’enfance et sur la façon dont l’école française, « institution structurellement perverse » produit tout le contraire de ce qu’elle prétend. Si pour certains c’est une évidence, pour d’autres cela serait peut-être un paradoxe : à l’École, on n’apprend rien. Mais quel est ce « rien », alors, que l’on apprend ?
Lieu proclamé de transmission des savoirs, elle est aussi celui de l’évaluation, de l’apprentissage de l’échec et de l’apprentissage d’une place sociale. La question qui se pose alors est celle de savoir comment il est possible de ressaisir et de laisser place au désir de savoir comme condition de possibilité d’un apprentissage joyeux — et cela, nous dit Ogilvie, n’exige pas autre chose, pour celles et ceux qui transmettent le savoir que de « désobéir, quotidiennement, sans cesse, discrètement, obstinément, avec désinvolture » — de saboter l’école
À qui (quoi) sert l’homophobie ?
L’état, premier acteur de l’oppression homosexuelle - et ce dès l’invention de l’homosexualité au XIXe siècle- serait devenu, en quelques décennies, le garant de la sécurité des homos...
Mickaël Tempête, pd, auteur et éditeur nous propose dans son premier ouvrage d’explorer l’histoire de l’homophobie, concept phare des nouvelles frontières de l’identité gay dont la lutte institutionnelle en serait un des principaux ciments.
Comment s’est d’abord construite l’homophobie d’État ? A-t-elle réellement disparue ? Ou bien s’est elle seulement transformée ? La gaie panique propose une analyse historico-politique de la paranoïa et des angoisses qui ont toujours entouré la question homosexuelle masculine jusqu’à son instrumentalisation par les sociétés libérales comme affirmation de leur pseudo supériorité civilisationnelle... On parle, dans ce lundisoir, d’enjeux sécuritaires, de contrôle des désirs, de fléau social et d’espoirs d’émancipation...
Qu’est ce qui relie des révoltes de Kabylie à la moitié du 19ème siècle à la Semaine Sanglante de Paris puis au bagne d’une terre perdue dans le Pacifique?
Ou plus récemment, comment des corps et des idées souvent antagonistes parviennent ils à déployer des dispositifs, des doctrines et des résistances de la Casbah d’Alger aux banlieues du coeur de la métropole en passant par les forêts kanakes?
C’est ce à quoi nous tentons de répondre avec Léopold Lambert, architecte de formation et rédacteur en chef de The Funambulist, qui s’attache à étudier la question des mobilités géographiques et de l’aménagement du territoire, jusque dans ses constructions les plus récentes.
Ce lundisoir est un peu spécial. Lundimatin accueille des cinéastes pour parler de cinéma. Cela faisait un moment que Nicolas Klotz & Élisabeth Perceval (Réalisateur•ices), Marie José Mondzain (Philosophe), Saad Chakali & Alexia Roux (Des Nouvelles du Front cinématographique) nous proposaient d’intervenir, régulièrement, dans une émission à plusieurs épisodes, invitant leurs potes cinéastes, critiques, amateur•ices de bons films, pour essayer de déployer ce qu’il reste de cet art, ce qu’il a ou non d’éthique et de politique, dans son espace particulier que l’on croit désormais liminal. Cette série, ils et elles l’ont baptisé, avec un clin d’œil, « Lundi bonsoir cinéma ». Cet épisode 0, expérimental, improvisé, free style, part de la question de base – Que peut le cinéma en 2024 ? Quelle est la puissance du cinéma pour défaire les brutes ? On y découvre que derrière l’industrie du Superhéros se cache le Klu Klux Klan ; que le cinéma anti-nazi a quelque chose de nazi dans sa forme ; que la durée est ce qui permet de sculpter l’éthique de l’image ; que Guy Debord prophétisait l’avènement de Bolloré ou que le cinéma d’hier avait un peu de vergogne.
On entend souvent « à gauche » cette petite musique condescendante à propos des électeurs du Rassemblement National. Ils seraient « fachés mais pas fachos », simplement trompés par la communication dédiabolisée du parti d'extrême droite. Il s'agirait donc de leur apporter la lumière, de leur prouver que derrière les beaux discours populistes se cache du racisme crasse, leur démontrer qu'ils se trompent quand ils votent et comprennent mal leurs intérêts de classe. Le sociologue Félicien Faury a mené une enquête au long cours sur ces électeurs dans le Sud-Est de la France et le moins que l'on puisse dire c'est qu'il complexifie et radicalise ces analyses de plateaux télés : on ne vote pas RN par méprise ou manque d'éducation mais pour défendre un ordre du monde, racial et dominant. (Pour une présentation plus étoffée de cet entretien, rdv sur lundimatin)
Si nous devons repenser le fascisme -ses fondements, son histoire et ses mutations-, se repose symétriquement la question de l’antifascisme. C’est une histoire qu’il nous faut sans nul doute redécouvrir et partager, au cœur de celle-ci, il y a bien évidemment la guerre civile espagnole, soit l’émergence et la lutte d’un mouvement ouvrier révolutionnaire et autogestionnaire contre le coup d’état fasciste de Franco en 1936. Pour ce lundisoir, nous avons invité l’historien Pierre Salmon qui vient de publier Un antifascisme de combat - Armer l’Espagne révolutionnaire – 1936-1939 (éditions du Détour). Si son livre s’attaque d’abord à un pan méconnu de la guerre d’Espagne, soit la manière dont les forces révolutionnaires sont parvenues à s’armer et à combattre en s’appuyant sur un réseau international de contrebande et de résistance, il nous permet de nous replonger dans cette période et d’aller y rechercher quelques résonances avec notre actualité. Quels enseignements garder d’aussi courageux et glorieux ancêtres ? Le plus décisif, peut-être : que l’antifascisme ne peut jamais se contenter d’être « anti » et se doit de toujours porter en lui les solidarités à chérir et les mondes à construire. Il n’y a pas l’antifascisme puis la révolution mais toujours l’antifascisme et la révolution.
Nous avions reçu Wu Ming I pour Q comme qomplot. Nous recevons Wu Ming II pour OVNI 78. En apparence, pourquoi irions nous nous perdre dans ces histoires d’OVNI ? Ces ufologues de tous les camps politiques cherchant à percer le mystère de la multiplication des objets volant non identifiables dans le contexte historique du rapt d’Aldo Moro (Ancien président du conseil des ministres en Italie) ? À quoi bon nous demander si les extraterrestres sont plutôt communistes ou capitalistes, ou encore toute autre chose, de furtif, d’indiscernable, de non-identifiable ? Parce qu’en nous penchant sur les métaphores et les signes de la culture, nous décryptons le hiéroglyphe du temps présent, le sens des ruptures en cours, l’accélération de la fascisation italienne et française des années 2020, tout cela en réarticulant l’histoire passée à l’action présente. Attention, un OVNI peut en cacher un autre.
Eugénie Mérieau, juriste, politiste, constitutionnaliste, enseignante à l’université de Paris 1, a récemment publié deux ouvrages : La dictature, une antithèse à la démocratie ? et Géopolitique de l’état d’urgence. Sous couvert de petits livres sur le droit et les régimes politiques - sujet qui généralement nous échappent par leur formalisme et leur rigorisme tout abstrait -, ce sont peut-être les textes les plus denses, diaphanes et radicaux, les plus heureusement et puissamment critiques de la « tradition libérale-impériale » qu’on ait pu lire depuis bien longtemps. Dans cet entretien, non seulement la démocratie libérale représentative ne nous apparaît plus comme l’antithèse de la dictature mais comme l’une de ses modalités possibles ; mais la dictature même, par l’étude comparative des régimes politiques, se voit revêtue de toutes les propriétés que valorise en réalité le néo-libéralisme économique et ses critères de sanctification.
À lire le livre de Marylou Magal & Nicolas Massol, on a le sentiment d’assister à ces chasses nocturnes, ou autres danses macabres, ces bandes de mort-vivants débrayés que l’on disait surgir parfois quand il sonnait minuit à l’horloge de l’histoire. Bref : on entre dans une cave où défilent les principaux portraits des cadres politiques de la droite extrême - cinquante nuances de fafs. Or, du point de vue de sa jeunesse, les différences ne sont pas de nature, mais de degré. Comme dit fièrement Sarah Knafo : « on est tous pareils : tous. » Des souverainistes aux nationaux révolutionnaires (fascistes) en passant par les identitaires, le livre de Magal et Massol porte sur la grande dynamique de décloisonnement des familles de la droite, qui de la Manif pour tous aux dernières législatives, à travers sa jeunesse, s’est convertie à la logique identitaire et civilisationnelle. Dans cet entretien, on traverse la vie banale et ridicule d’un Bardella fils à papa, qui roule en smart parce qu’il a peur du métro, on croise l’existence opportuniste d’une Sarah Knafo fan d’Henri Guaino, et on pose la question de la bollorosphère et de ses trois cartes maîtresses : le lepénisme émancipé de son discours social ; le zemmourisme radicalisé à valeur de Gollum ; et Hanouna, potentiel Trump futur à la française, dernière option des droites extrêmes pour trouver un appui spectaculaire dans le peuple réduit à l’audimat.
Michalis Lianos est chercheur et sociologue. Il a beaucoup travaillé sur le contrôle social et la manière dont la peur et la « sécurité » façonnent nos représentations politiques et sociales, c’est-à-dire le monde. Au fil du mouvement des Gilets jaunes, il a publié dans lundimatin ce que nous considérons être la meilleure analyse sociologique du mouvement en cours, auquel il participait. Mais en 2022, M. Lianos nous transmettait un nouvel article, brillant encore mais un peu déprimant : Le tétralemme révolutionnaire et la tentation autoritaire. Pour le résumer vite et mal, l’écrasement et la répression du mouvement des Gilets jaunes poussaient à un repli dans les affects communautaires, réactionnaires... fascistes ? Le 9 juin dernier, une fois les résultats de l’élection européenne connues, Michalis Lianos nous a envoyé un SMS laconique : « comme prévu ». En réponse, nous lui avons proposé cet entretien.
Dans leur livre L’illusion du bloc bourgeois,Stefano Palombarini et Bruno Amable citent L’Art de la guerre de Machiavel :« Celui-là est rarement vaincu, qui sait mesurer ses forces et celles de l’ennemi. » À partir de cette prise de position « néoréaliste », essayons de mesurer la dynamique et l’histoire des forces de l’ennemi en dissipant les nuages du chaos apparent. Bruno Latour avait pour axiome : il n’y a pas de rapport de force, il n’y a que des rapports de faiblesse. Cela s’applique bien à une situation actuelle, qui dès 2017 était présentée comme une crise :
« la France traverse la phase la plus aiguë d’une crise politique ouverte depuis plus de trente ans. Krisis, en grec, signifie « jugement », « décision » ; au risque de prêter à confusion, on pourrait écrire que si la crise dure depuis si longtemps, c’est que la France n’arrive pas à fixer la direction qu’elle veut prendre »
Or cette crise semble, désormais, se réduire et se résumer dans la « décision » devenue presque arbitraire du président Macron. Elle semble atteindre une forme paroxystique. Voire extatique. Les stratagèmes électoraux du macronisme, devenus inopérants, font place à ce qu’il reste lorsque la stratégie semble morte : le pur pari – l’action votive – le coup de poker. C’est là, peut-être, la pointe la plus extrême du rapport de faiblesse. Car ce qui est en jeu dans cette dissolution, c’est bien tout le paradoxe d’une victoire par deux fois d’un président dont le soutien est une base sociale minuscule, obligé d’essayer de se rallier non seulement le « bloc bourgeois », ni de droite ni de gauche, mais, à terme, le « bloc identitaire » - seul bloc « populaire » encore compatible avec le libéralisme autoritaire. En bref : il y a, depuis 40 ans, une vaste crise d’hégémonie et de dominance sociale et donc, en conséquence, une multiplication violente des rapports de faiblesse.
Où va le bloc bourgeois ? En quoi le 9 juin est le signe de sa fin ou de sa recomposition identitaire ? Nous essayons d’aborder ces questions ce soir avec Stefano Palombarini.
Où se cache « le pouvoir » ? On a pu dire qu’il résidait entre les mains de quelques grands hommes, puis convenir qu’il se diffusait à travers l’économie, on l’a vu traverser les corps et prendre la forme de dispositifs de contrôle, a aussi dit qu’il était désormais dans les infrastructures et qu’il prenait une forme cybernétique. Nelo Magalhães est allé le dénicher dans sa forme la plus homogène et solide, dans la manière dont il a recouvert la planète, imposé ses lignes et constitué l’essentiel de notre environnement humain, trop humain : le béton. Son livre, Accumuler du béton, tracer des routes - Une histoire environnementale des grandes infrastructures (La Fabrique) s’ouvre sur une drôle d’histoire, extraite d’un livre passé inaperçu, la bétonite.Le béton est atteint d’un virus qui l’amène à s’effriter, le virus s’étend à chaque centimètre cube du fameux matériaux et c’est la totalité de l’édifice social qui s’effondre et la vie entière qui doit se donner de nouveaux repères.
On dit assez facilement que nos révoltes sont archaïques, dépassées, inadaptées au degré actuel de développement du front de modernisation, que se soulever - sur le mode de l'émeute, de l'insurrection - est chose du passé, d'un autre temps, révolu. Ne sommes nous pas primitifs, rustres, barbares lorsqu'on occupe ronds-points, universités, coins de rue ou place de village ? La politique, après tout, c'est tout ce que vous voulez mais pas "l'ensauvagement", la "décivilisation", l'arriération et le retard dans le développement mature de notre perpétuelle enfance. Des Gilets Jaunes aux Croquants et aux Pieds Nus, des émeutes de quartier aux révoltes contre la Gabelle et aux soulèvements frumentaires, des formes de subjectivité politique qui s'affirment dans la révolution iranienne en passant par la commune indienne et russe (le Mir), Frédéric Rambeau opère une critique de la disqualification de "l'archaïsme" en attaquant deux fronts : 1) le vieux marxisme orthodoxe aveugle aux nuances politiques et asynchrones de Marx lui-même ; 2) l'assimilation de l'archaïque à la réaction. Comment se réapproprier l'archaïque, sans suspendre son ambigüité, quelles sont les bonnes raisons de "retourner le stigmate", de voir dans l'archaïsme, non plus une réaction au présent contre la ligne du temps, mais le principe (arkhè) d'un temps autre, d'un "contre-temps", celui de la Commune. C'est en portant son attention non pas à la place d'une émeute par rapport à son avant et son après, soit son sens dans l'ordre linéaire du temps, mais relativement à elle-même, dans son immanence même, que Rambeau nous permet de saisir en quoi l'émeute est porteuse, plus que d'une réaction et d'une résistance, des fermentations de l'idée révolutionnaire. Si Tiqqun pose l'image d'un communisme sans cesse différé par les dispositifs qui en refoulent la présence ; Rambeau active un originaire paradoxal, un principe d'ancienne nouveauté, une substance émeutière toujours contemporaine aux appareils de répression d'État - au point d'en être, selon Foucault, la véritable origine : l'origine de l'État même, c'est la résistance.
Ce lundisoir, on parle du dernier livre de Mark Fisher, Par delà-étrange et familier, dont la traduction vient de paraître aux éditions Sans Soleil. Sans Mark Fisher mais avec lui en esprit, accompagné de Lovecraft, David Lynch, Philipp K. Dick, Vincent Chanson, Guillaume Heuguet, Clémence Agnez et Julian Guazzini, on se demande comment l’imagination peut transformer le réel en y échappant, comment la critique culturelle peut être politique aujourd’hui, et ce qui fait que la science-fiction, le fantastique suscitent un engouement intellectuel ces dernières décennies. C’est aussi l’occasion d’échanger sur les potentialités émancipatrices de la fiction, les pièges et ressources de la nostalgie, le refus de toute clôture dans l’interprétation.
Comment agir à la hauteur du désastre écologique ? Où trouver les forces pour tirer le frein d’arrêt d’une civilisation qui œuvre à sa propre destruction ? Comment se donner les moyens d’une bifurcation hors du monde de l’économie ? Certains s’accrochent à capitaliser les petits gestes ou essaient de croire à une transition écologique gouvernementale, d’autres s’enterrent dans le cynisme ou s’abandonnent à la désolation. Depuis trois ans, les Soulèvements de la terre proposent une autre hypothèse : s’organiser pour déployer un mouvement d’action directe de masse, trouver les complicités et forger les alliances qui permettent de penser et d’agir.
Premières secousses (La Fabrique) est un livre important et qui fera date dans la pensée politique, écologiste, stratégique et révolutionnaire. Il s’agit moins d’un bilan des campagnes écoulées ou d’un programme que d’un rapport d’étape et une tentative de clarification tactique et stratégique. Paradoxalement, sa richesse et son audace, tiennent moins des propositions qu’il contient : désarmer, démanteler, reprendre les terres ; que de l’humilité avec laquelle les tensions, les contradictions et les obstacles rencontrés et à venir sont patiemment dépliés et offerts à la discussion. Trois participants aux Soulèvements sont venus en discuter pour ce lundisoir. La discussion a été longue pour ce format particulier qui ne se partage que derrière un écran mais elle a certainement était trop courte pour que nous puissions aborder et approfondir les points les plus importants et à débattre du livre. Un premier entretien pour de premières secousses.
On parle de littérature ce lundisoir avec Phœbe Hadjimarkos Clarke à propos de son dernier roman, Aliène (éditions du sous-sol, 2024). Éborgnée par un tir de LBD, Fauvel part s’occuper d’un chien cloné dans une campagne française isolée où se passent toutes sortes d’éléments bizarres, à la limite du cauchemar. Acclamé par la critique, qualifié d’ « ovni littéraire », Aliène, à tous égards, est un roman bizarre — au sens de Mark Fisher où « le bizarre est ce qui n’est pas à sa place. […] La forme peut-être la plus appropriée au bizarre est le montage — la conjonction de deux choses ou plus qui n’ont rien à faire ensemble. »
C’est un roman précisément où les voix et les univers se mélangent ; où la peur et le cauchemar naissent d’une impression d’inquiétante étrangeté renforcée par ce fait que tous les éléments étranges et fantastiques arrivent à des personnages tout à la fois impuissants et banals : le fantastique fait partie du décor, mais il n’est la source d’aucun pouvoir, d’aucune puissance. Il est un élément d’un montage qui fonctionne comme un dispositif révélant sous une lumière de film d’horreur ce que notre époque fait à l’intime, au désir, au corps. C’est les effets de ce décalage que nous avons tenté d’explorer avec Phœbe pour interroger les potentialités d’émancipation dont la fiction peut être porteuse — et a fortiori lorsqu’elle met en scène des personnages paradoxalement immobiles qui semblent ne rien faire d’autre que subir la réalité. Suite à l’entretien, revenant sur ces questions qui se refusent évidemment à toute réponse certaine et définitive, Phœbe nous a écrit : « La littérature ne se doit pas d’être exemplaire, justement parce qu’elle n’est pas de la théorie politique. Donc le fait que les personnages soient faillibles et nuls c’est aussi une manière de réfléchir à l’époque qui n’est pas forcément inspirante, certes, mais importante parce que la déception politiques et les traumatismes liés à la répression nous façonnent et façonnent nos vies. »
À rebours des aventuriers pompeux arpentant de supposés déserts naturels, mais aussi du monde ultra quadrillé de la Big Carto, que nous racontent nos imaginaires du bout du monde et du nulle part ?
Les Pétaouchnoks sur lesquels enquête Ricardo Ciavolella sont des vrais lieux, mais flous. Des lieux au nom expressif sur lesquels s’est collé tout un imaginaire de l’ailleurs indéterminé, des noms qui désignent un bout du monde qui riment souvent avec fin du monde.
Si ces fins du monde et milieu du nulle part sont souvent méprisés, s’ils portent la marque du regard colonial ou des différentes dominations spatiales qui les ont érigés en repoussoir, approcher leur réalité permet de décentrer notre regard et d’éclairer par l’envers, le petit enfer métropolitain. Et puisqu’il reste tant de cartes à tracer : Pétaouchnoks de tous les pays, unissez-vous !
Norman Ajari est venu nous présenter son Manifeste afro-décolonial, paru il y a quelques jours. Œuvre dont le sous-titre, Le rêve oublié de la politique radicale noir, annonce quelque chose comme un projet politique de refondation. Il y a un déjà-là de l’autonomie noire, qu’il s’agirait de ranimer. Quelle forme a-t-elle pris, quel visage nouveau pourrait-elle se donner ?
En 2019, le philosophe annonçait dans l’introduction de La dignité ou la mort. Ethique et politique de la race : « Ce livre fait l’hypothèse qu’il existe – transcendant le partage entre les Afriques et leurs diasporas – une condition noire et une histoire noire essentiellement modernes, définies par une surexposition structurelle à la violence sociale et politique, et par une constante invention contrainte de stratégies de survie. » Dans le Manifeste, il s’agit de « poser les bases d’une nouvelle idéologie panafricaine, sociale et révolutionnaire », destinée à fédérer ces « stratégies de survie » – pour les changer en une politique de l’autonomie noire qui serait à même d’en finir avec l’esclavage, la colonisation, la ségrégation raciale, ces passés qui ne passent pas.
D’abord, il faut poser un diagnostic à propos de cette violence négrophobe, analysée à partir de trois concepts : aliénation, expropriation, génocide. Puis il faut critiquer les options politiques antiracistes les plus en vue actuellement, qui nourrissent une forme de « libéralisme identitaire ». Et il reste enfin à annoncer les perspectives concrètes d’une politique d’autonomie noire. Celle-ci pourrait-elle véritablement prendre la forme d’un « Etat fédéral panafricain et communiste » ? Le concept de souveraineté peut-il encore connaître un horizon révolutionnaire ? Les politiques de l’identité méritent-elles d’être taxées de libéralisme ? Voilà les questions que nous soumettent la politique radicale noire.
L’ouvrage Pas de Transition sans transe. Essai d’écologie politique des savoirs de Jean-Louis Tornatore est une contribution majeure pour affronter les violences de la modernité, qui même dans son déclin, nous laisse en héritage un monde fondé sur des représentations qui ont asséché l’expérience de la communauté.Avec ses traversées dans les corpus de l’anthropologie et de la philosophie, mais aussi du théâtre, il nous invite à renouveler une pensée décoloniale. Or celle-ci ne se laisse pas réduire pas à la convocation d’identités mais se situe résolument dans un pluralisme ontologique qui ouvre des perspectives vers une multiplicité de mondes.
Partir de la transe c’est alors convoquer la différence comme raison ultime de tout travail d’enquête. Ou des manières de multiplier les autres en nous.
C’est à cette condition qu’il nous sera possible de pluraliser le temps à venir. Et ceci ne peut pas être dissocié d’un passé qu’il nous faut rendre multiple à son tour. C’est en cela que la question des résurgences est au cœur de ce livre.
Jean-Louis Tornatore nous propose de reconsidérer les fabriques des savoirs en prenant le risque de passages entre des mondes pour sortir de la monoculture du temps linéaire avec ses catastrophes annoncées.
Après avoir travaillé sur les armes et la militarisation de la police dans L’arme à l’oeil et Nous sommes en guerre , Pierre Douillard-Lefevre revient avec un nouveau livre : Dissoudre (Grevis). Il y est évidemment question de cette pratique policière et administrative remise à la mode par le gouvernement : la dissolution des associations et groupements de fait jugés subversifs ou contraire au bonnes mœurs républicaines. Mais pas que... Pierre Douillard-Lefèvre tisse un lien entre ces pratiques répressives ouvertement extra-judiciaires et le projet politique plus global qui vise à atomiser et neutraliser tous les corps collectifs qui pourraient échapper au contrôle et à l’économie. Un lundisoir qui sera exceptionnellement diffusé... mardi soir. En attendant, les bonnes feuilles sont accessibles sur lundimatin par ici.
Ce lundisoir, nous essayons de déterminer ce que l’on nous vole. À partir du texte ultra-connu de Proudhon Qu’est-ce que la propriété ? Catherine Malabou nous découvre en quoi nos héritages ne sont précédés d’aucun testaments. En quoi la propriété, c’est le vol. Mais le vol d’abord de la mémoire du fait que nous sommes restés, pour la plupart, des serfs, des aubains, des esclaves.
Pour cela, il faut partir ou repartir de Proudhon :
« La propriété est le droit d’aubaine : cet axiome sera pour nous comme le nom de la bête de l’Apocalypse, nom dans lequel est enfermé tout le mystère de cette bête. On sait que celui qui pénétrerait le mystère de ce nom obtiendrait l’intelligence de toute la prophétie, et vaincrait la bête. Eh bien ! Ce sera par l’interprétation approfondie de notre axiome que nous tuerons le sphinx de la propriété. Partant de ce fait si éminemment caractéristique, le droit d’aubaine, nous allons suivre dans ses replis le vieux serpent, nous compterons les entortillements homicides de cet épouvantable ténia, dont la tête, avec les mille suçoirs s’est toujours dérobée au glaive de ses plus ardents ennemis, leur abandonnant d’immenses tronçons de son cadavre. » (Proudhon)
La Révolution a-t-elle vraiment eu lieu ? La féodalité a-t-elle été, d’un seul coup d’un seul, abolie ? N’y a-t-il pas eu, pendant des siècles, des rémanences, des permanences, des persistances d’Ancien Régime dans un monde moderne, dans un monde nouveau, qui dissimulait, par le déni et l’oubli, tout ce qu’il avait, en réalité, par cette ruse, par ce stratagème, conservé des servitudes des temps passés. Doit-on dire que : « La Révolution a réinstauré à nouveaux frais tout ce qu’elle avait combattu. » (106) ? Alors que, généralement, l’oubli, l’amnésie historique porte sur les grands changements, les grandes ruptures, le fait que l’histoire varie, n’est pas éternelle, est faite de mutations, le fait que ce qui est n’a pas toujours déjà été ; il nous semble que tu nous dis, Catherine Malabou, l’inverse : ce que nous avons oublié, aujourd’hui, c’est que les choses n’ont pas changé. C’est là le stratagème de l’amnésie des persistances. On va voir avec Catherine Malabou quelles sont ces persistances.
Alberto Prunetti, l’auteur d’Odyssée lumpen (Lux éditeur), est originaire de Toscane et plus précisément de Piombino où son père, son babbo, était ouvrier métallurgiste. L’amiante a eu sa peau et Alberto a raconté son histoire dans Amiante (Agone), premier volume d’une trilogie dont Odyssée est le deuxième. Dans le haut-fourneau de Piombino les hommes fabriquaient des rails de 108 mètres d’un seul tenant. Ils en étaient fiers mais cela ne les empêchait pas de se montrer offensifs envers les patrons en appliquant « Les dix commandements ouvriers » transmis de génération en génération. Alberto, boulimique de lecture, a choisi d’aller à l’université. Il lui a fallu pour cela convaincre son babbo, rompre avec la tradition ouvrière. Après ses études, Alberto ne trouve pas de travail en Italie. Alors, comme tant d’autres jeunes Italiens, il part à l’étranger pour en trouver. Il choisit l’Angleterre où l’ombre de Thatcher plane toujours. Du travail, au Royaume-Uni, Alberto en trouve à la pelle : il est tour à tour pizzaiolo, nettoyeur de chiottes, cantinier, ramasseur de framboises. D’un boulot de merde à l’autre, il se fait un tas d’amis tout aussi exploités que lui par le néolibéralisme. Des amis pour la vie. Sans pathos, pas larmoyant pour un penny, mêlant récit d’aventure, comédie, fantastique, critique sociale, Prunetti raconte son odyssée. On se marre, on s’émeut, et c’est fucking bien.
Dans ce lundisoir, Alberto parle de son livre mais aussi de littérature working class et de la lutte des GKN, les ouvriers qui occupent depuis deux ans leur usine menacée de fermeture, et du festival de littérature ouvrière qui s’y tiendra pour la deuxième fois cette année.
Un marxiste occidental dit que la philosophie est, en dernière instance, la lutte des classes dans la théorie. Ce même marxiste ajoute que la définition du matérialisme, c’est de « ne pas se raconter d’histoires ». Pacôme Thiellement, lui, nous raconte des histoires (anecdotes des bas-fonds d’internet, de cinéma, de popculture, ou de théologie gnostique), et grâce à elles, porte, pourrait-on dire en pastichant, la lutte des classes, non dans la théorie, mais dans la théoria, θεωρία, c’est-à-dire, en grec, dans le spectacle – dans la sphère spectaculaire. Il porte, avec ses histoires, pourrait-on dire, la lutte des classes dans le spectacle.
Or, depuis quelques temps, renouant avec le sens originaire du mot propaganda – « propaganda fide », propagation de la foi –, le camp des bolloréens, les bolloroserviles, les laquais et vassaux de Bolloré mènent une offensive théologico-politique, c’est-à-dire nationale-catholique, grâce à CNews, à travers ce même spectacle. Ce camp est en train de théologiser et de christianiser la sphère spectaculaire et, face à cela, Pacôme mène une contre-offensive plutôt maline, très fine, qui, au lieu de vociférer en anticlérical athée d’arrière-garde contre les chrétiens, vient délicatement diviser la division, confronter le christianisme avec lui-même, réveiller ses courants les plus insurrectionnels, les plus hérétiques et les plus anarchistes – les manichéens, les cathares, les gnostiques, qui s’appelaient entre eux, les Bons Hommes, les Sans Roi – et qui se dressent, dans leurs traditions et leurs pratiques, autant contre l’Église catholique que contre l’Empire romain, autant contre la puissance sacrée que la puissance profane. Contre l’hypothèse catho-capitaliste bolloréenne, contre l’Empire qui n’a jamais pris fin, Pacôme Thiellement propose l’hypothèse des Sans Roi.
C’est cette hypothèse que nous allons explorer dans ce lundisoir.
Alors que la vocable de la guerre est désormais sur toutes les lèvres gouvernementales, que nous sommes submergés et bouleversés par ses images provenant d’Ukraine ou de Gaza, nous recevons ce lundi Romain Huët, autour de son dernier livre La guerre en tête (PUF).
De 2012 à 2023, de la Syrie à l’Ukraine, le chercheur Romain Huët a mené une enquête ethnographique au cœur de ce que l’on appelle communément « la guerre ». Sur les front et à ses abords, il est allé à la rencontre de celles et ceux, hommes et femmes ordinaires, qui du jour au lendemain décident de prendre les armes. Pour appuyer un soulèvement populaire comme au début de la révolution syrienne, pour se défendre de l’anéantissement par le régime là encore en Syrie ou pour repousser une invasion comme dans l’est de l’Ukraine. En s’attachant à la vie quotidienne des combattants et des volontaires, en la racontant depuis le ras du réel, Romain Huët nous parle de la guerre depuis cette dimension toujours négligée : le vécu intime, ses déterminations, ses tiraillements, ses joies et ses écrasements.
Nous avions interviewé Romain Huët autour de son premier livre Le Vertige de l’émeute, de la ZAD aux Gilets Jaunes, une enquête passionnante et participative au coeur des évènements émeutiers de ces dernières années. Cette interview est disponible ici. Nous l’avions aussi invité à l’occasion d’un lundisoir pour son second livre : De si violentes fatigues, Les devenirs politiques de l’épuisement quotidien une enquête ethnographique et sociologique au long cours au sein d’une association de prévention contre le suicide. La vidéo est peut être vue là.