Mécréantes

Le masculin l'emporte sur le féminin

February 25, 2021 Léane Alestra Season 1 Episode 4
Mécréantes
Le masculin l'emporte sur le féminin
Show Notes Transcript

La langue française est-elle sexiste ? Si oui, l'a-t-elle toujours été ? 

Sa construction grammaticale relève-t-elle de choix politiques ou s'est construite naturellement au fil de l'histoire ? Doit-on reféminiser la langue française ou la dégenrer ? 

La partie historique est inspirée de cette conférence de  Éliane Viennot. Elle est  historienne de la littérature et critique littéraire française. Elle est professeure émérite de littérature française de la Renaissance à l'université Jean-Monnet-Saint-Étienne. Elle a notamment écrit l'essai Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin  aux Editions iXe.


👩‍🏫 INTERVENANT·E·S :

Alpheratz, qui enseigne la linguistique, la sémiotique et la communication à Sorbonne Université. Al est spécialiste du français inclusif et du genre neutre.

Extraits sonores :
Académie Française : Où sont les femmes? | Franceinfo INA

Sur ce thème :

Merci, à @momepodcast pour le montage !

* Bip de téléphone*


Léane (L), fondatrice de Mécréantes : Allo ?


3 voix (masculines) : Allo !


L : Ça va les gars ?


Voix : Ouais très bien !

L : Je vous appelle parce que j'ai une petite question à vous poser, si je vous dis : "la langue française est sexiste, il faut y remédier", ça vous évoque quoi ?

Voix 1 : On a un avis désintéressé, comment dire, on ne s’intéresse pas au sujet, ce vocabulaire nous paraît normal car il est normal pour nous en tant qu’hommes, je pense que la cible c’est les gens en minorité qui ne se sentent pas concernés par la langue française.

Voix 2 : Non mais même, regarde, si tu prends l'anglais par exemple, chaque chose va être définie par "the machin" ou "the machin" et c’est vrai qu'en France ça va être « le tabouret » ou « la chaise ». Après c’est vachement genré mais dans les deux sens pour moi.

L: Mais est-ce que pour vous le fait que le masculin l'emporte sur le féminin ça va ?

Voix 1 : Ça ne me dérange pas parce que je ne fais pas attention au fait que ça l’est.

Voix 2 : Moi c’est pareil je ne fais pas attention pour moi c’est la langue depuis la nuit des temps donc je ne vois pas pourquoi on changerait, je ne comprends pas que ça puisse déranger sachant que pour moi c’est en aucun cas dans un but « le masculin est supérieur au féminin » quand on utilise juste des pronoms etc.

L : Et pour vous ça a toujours été comme ça du coup ?

Voix 1 : Oui pour nous ça a toujours été comme ça, on a été éduqués dans ce langage, on a baigné dedans, comme la plupart des gens on a peu de réflexions sur la langue qu’on nous a apprise, après encore une fois on est des hommes on peut comprendre que certaines minorités ne se sentent pas concernées par le langage qu’on emploie, mais encore une fois comme on n’est pas concernés on est plus désintéressés.

L : Ok et le fait que si t’as 99% de femmes dans la pièce et qu’on accorde au masculin ça ne vous choque pas non plus ? 

Voix 2 :  Je ne vois pas que j’utilise le masculin quand je dis « ils », pour moi quand j’utilise le masculin je pense direct à plusieurs personnes, je ne vois pas le mot « ils » du masculin.

L : Parce qu’en fait pour vous le masculin c’est le neutre ? 

Voix : Oui voilà c’est ça.

L : Ok.

Voix : On ne dit pas que c’est normal que le masculin soit neutre, juste que depuis qu’on est nés on l’a appris comme ça et donc on l’applique dans la vie de tous les jours.

L : Ok bah voilà je crois que c’était tout, merci beaucoup les gars !

Voix : A toute !

L : Allez à toute ! Et ben, c’est pas gagné hein ! Allez c’est parti !

*Jingle podcast*

L : Depuis l’antiquité la langue française reconnaît 2 genres : le féminin et le masculin. Avant, il existait le genre neutre, en latin, principalement donné à des objets inanimés. Ce genre neutre est resté dans bien des langues mais pas en français. 

Aussi, dans les années 80-90 quand les femmes sont vraiment arrivées à des positions de pouvoir au sein de la société, certaines et certains ont alors revendiqué l’idée de féminiser ces noms de métiers. Certains opposants à la féminisation de ces mots vont alors prétendre qu’en français, le masculin remplace le neutre. 

Alain Peyrefitte, membre de l’Académie française, publiera dans le figaro en 1984 : « En français le masculin joue le même rôle que le neutre dans d’autres langues. Français, citoyens et téléspectateurs désignent indifféremment les 2 sexes ».

Pourtant, comme le souligne si bien la professoresse Eliane Viennot, « Si citoyen voulait dire citoyenne, les femmes auraient eu le droit de vote et la citoyenneté depuis 1789 et n’auraient pas dû attendre 55 ans de plus pour l’obtenir. » 

Il y a donc 2 questions : depuis quand dans la langue française le masculin est considéré comme le neutre, comme la norme ? Et pourquoi, dans cette langue, le masculin l’emporte sur le féminin ?

Quand on se penche sur l’histoire de la langue française, on se rend bien compte que ces règles n’ont pas toujours existé.

*En chuchotant : Je te le redis du coup, la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin, elle a vraiment pas du tout du tout toujours existé.*


Mais que s’est-il passé ? Pour comprendre tout ça, revenons au XVIIème siècle.

*Musique classique*

Ah, le XVIIème siècle, les Lumières, la philosophie, la redécouverte des textes grecs, quelle belle période de lumière ! Pour les droits humains, aie… 

Vraiment, les droits de tous les humains ? Cette période marque également un recul très fort des droits des femmes et c’est à cette période que les règles grammaticales vont changer. En effet, au XVIIème siècle, quand on est de genre féminin on dit « je la suis » par exemple et non pas « je le suis ». Par ailleurs, on utilise ce qu’on appelle l’accord de proximité.

L’accord de proximité c’est le fait d’accorder la phrase avec le dernier mot, par exemple « les hommes et les femmes sont belles » parce que « femme » arrive après « homme », et donc « femme » et « belle » à côté : bam ça fait les « hommes et les femmes sont belles ». Ça c’est l’accord de proximité qui était largement employé à cette époque.

A cette époque-là, du moins dans toutes les archives qui nous restent, on ne dit pas « écrivain » ou « auteur » pour parler des femmes qui écrivent, non, on dit « autrice » ou « écrivaine ». Il y a un terme féminin qui existe, il est employé et ça ne pose aucun problème à personne, il n’y a aucun débat autour de ça, c’est totalement dans le langage courant. 

Sauf que le début du XVIIème siècle, c’est aussi la période où on a commencé à institutionnaliser, essayer de rationaliser de manière scientifique les stéréotypes autour de la femme et dans cette période vraiment hostile à cette partie de la population, on va commencer à s’interroger sur la place de la langue dans cet ordre social qu’on essaie de légitimer. On va utiliser la science, la philosophie etc pour essayer de rationaliser l’ordre social qui prévaut à cette époque-là, donc de penser que la femme est naturellement inférieure à l’homme.

Mais il y a un terrain qui n’est absolument pas investi dans le débat, c’est celui de la grammaire. C ‘est donc à cette époque-là qu’on va se demander : est-ce que la grammaire est un autre terrain pour légitimer cet ordre social ? Comment on en vient à se demander s’il ne faudrait pas changer la grammaire française ? 

On se le demande dans un contexte très précis, un contexte où on interdit déjà aux femmes l’accès au collège, l’accès à la fac, l’accès bien sûr à l’Académie française, où les écrivains se donnent leurs meilleurs conseils, et dans ce contexte où il y a déjà toutes ces interdictions, il y a quand même des femmes qui arrivent à avoir des carrières phénoménales et à dépasser les hommes en termes de ventes littéraires.

Il y a des femmes comme Madame de Villedieu ou Madame Lafayette par exemple qui font des best-sellers qui se retrouvent tout en haut du top des ventes, devant les livres de ces messieurs. Et il semblerait que Madame Lafayette ou Madame de Villedieu éveillent chez certains notables un sentiment qui se rapprocherait de celui d’être extrêmement mauvais joueur.

Certains hommes vont se demander comment mettre en place cette chasse gardée, comment faire en sorte que ces femmes ne viennent plus concurrencer leur travail malgré toutes les interdictions qu’elles ont déjà.

Ils vont alors décider d’investir ce nouveau terrain qu’est la langue française. 40 ans plus tard, ils vont tout mettre en place pour bannir les mots « autrice » et « écrivaine » et les remplacer progressivement par « auteur » et « écrivain ».

Évidement seuls les métiers qui ont un certain prestige semblent poser problème : « boulangère », par exemple, peut rester à sa version féminine sans aucun problème, ce qui compte ce sont les fonctions et ce qui compte derrière ça c’est la chasse gardée, faire comprendre à l’inconscient collectif que ces fonctions sont des fonctions d’homme.

Vous vous dites peut-être que j’exagère ! Alors je vous propose d’écouter noter cher ami  Louis Nicolas Bescherelle : « Quoi qu’il y ait un grand nombre de femmes qui professent, qui gravent, qui composent, qui traduisent, on ne dit pas « professeuse », « graveuse », « compositrice », « traductrice » mais bien « professeur », « graveur », « compositeur », « traducteur » par la raison que ces mots n’ont été inventés que pour les hommes qui exercent ces professions ».

Encouragée notamment par l’Académie française, la fameuse règle du masculin qui l’emporte sur le féminin va progressivement remplacer les accords de proximité dont nous avons les traces jusqu’à la fin du XIXème siècle.

Vous l’avez compris, depuis sa création, l’Académie française n’est pas réputée pour son progressisme envers les femmes.

Richelieu, qui l’a fondée, était d’ailleurs partisan qu’elles n’aient absolument aucun pouvoir ni dans le clergé, ni dans l’État. Cette misogynie de cette institution, elle est historique mais elle a continué et elle continue encore aujourd’hui. 


Petit extrait : « 9 femmes seulement sur 734 immortel.le.s entrés à l’Académie depuis sa création par Richelieu en 1635. A peinée plus d’1% des effectifs et ne vous y trompez pas, les femmes ne sont arrivées que très récemment. 


*Extrait d’époque* : Ont obtenu : Madame Yourcenar 20 voix, Monsieur Dorst, 12 voix, ; Madame Yourcenar qui cèdera à Roger Caillois.


La première immortelle, c’est Marguerite Yourcenar en 1980. Cette irruption féminine entraine les réticences de certains académiciens tels que Claude Levi Strauss, Georges Dumézil ou encore Jean Guitton, écoutez-le : « J’aurais l’idée que l’académie pendant 300 ans avait vécu sans femmes et qu’elle pouvait encore vivre 300 ans sans femmes. »


Pire encore, l’académicien Pierre Gaxotte déclare en 1980, « Si on élisait une femme, on finirait par élire un nègre ». Misogynes et racistes, certains membres de l’académie ? On trouve en tout cas dans l’histoire de l’institution plus de femmes recalées que reçues. Au moins 20 candidates malheureuses et parmi elle l’écrivaine Chantal Dupille en 1975.


*Extrait d’une interview de Chantal Dupille* : 

« - Vous pensez avoir quelque chance ? 

- Non aucune, je suis lucide, je suis femme et je sais, tout le monde sait, que Messieurs les académiciens sont des antiféministes notoires ».


Ce qu’il faut comprendre c’est que masculiniser la langue française ce n’est pas un choix arbitraire, c’est un choix qui intervient suite à des motivations idéologiques, et d’une idéologie masculiniste. La langue française a été victime d’interventions masculinistes dans le but d’effacer les femmes de l’histoire. Cette rhétorique que le pouvoir serait un truc de bonhomme est toujours employée même par les contemporains. 


En témoigne Marc Fumaroli dans « La querelle du neutre » parue dans le monde le 3 juillet 1998 : « Ce qu’elles ont conquis ce ne sont évidemment pas des métiers, des spécialités sur le marché du travail qui ont toujours été plus ou moins à leur portée mais de l’autorité, des responsabilités, du pouvoir. Cela se dit grammaticalement au masculin. »


Bref, vous l’avez compris, on ne veut pas de femmes aux positions de pouvoir et certainement pas pour décider de la langue non plus.


Bon est-ce que vous êtes surpris si je vous dis que l’Académie française, on n’en entend plus trop parler, ils semblent bien endormis la plupart du temps mais que tout d’un coup, quand on parle d’écriture inclusive, on dirait qu’ils ont tous bu un immense café et là, ils se réveillent.


Il semblerait pourtant au regard de l’histoire que ce ne sont pas les féministes et l’écriture inclusive qui ont en premier lieu déformé la langue française mais bien les masculinistes qui l’ont volontairement masculinisée pour masquer les femmes de l’histoire, et ce avec la complicité et même l’appui de l’Académie française.


Comme beaucoup de personnes qui ont été socialisées comme des petites filles, je me souviens parfaitement de ce jour au CP où la maitresse s’est mise devant le tableau blanc, a pris son feutre, nous a regardé.e.s et nous a dit : « le masculin l’emporte sur le féminin ». Ca m’a marquée, ça a marqué mon enfance et je pense que ça a marqué l’enfance de beaucoup de petites filles et de personnes socialisées comme femmes dans ce pays.


Mais on pourrait se demander : est-ce que c’est moi et mon expérience personnelle de petite fille ou est ce qu’on a des preuves scientifiques que cela a un impact, la manière dont on parle, la manière dont les mots sont employés, la manière dont ces accords ont été amenés en français, est ce que ça a un impact sociétal ou ça reste anecdotique ?


Si tel est le cas, quelles sont les solutions que l’on peut mettre en place, doit on réintroduire du neutre en français, comme dans d’autres langues ? 


Si l’on part du principe que la solution à ce problème hypothétique est l’écriture inclusive, peut-on vraiment considérer que cette écriture est réellement inclusive, ou elle met en porte à faux une partie de la population, par exemple les dyslexiques ou les personnes malvoyantes ?


Pour répondre à tout ça, on va interroger Alpheratz. Allez bonne écoute !


Alpheratz (A) : Je m’appelle Alpheratz, mon pronom est « al », je suis de genre neutre et masculin si vous ne connaissez pas le neutre. J’ai quatre métiers : je travaille dans la traduction audiovisuelle, j’enseigne la linguistique, la sémiotique et la communication à la Sorbonne, j’écris et je fais des recherches. Mon sujet de thèse, je suis en dernière année de thèse, est : « Le genre grammatical neutre en français », c’est à dire que la contribution que j’essaie d’apporter à la science est la thèse qu’un genre neutre existe désormais en français.


L : On va commencer par la première question, et non pas des moindres, comment est-ce que le langage construit notre pensée ?


A : Les mots construisent notre pensée parce qu’ils se fondent sur une façon de penser le monde, qui est la façon humaine de penser le monde. Et cette façon humaine de penser le monde à travers un exemple concret, les droits de l’Homme : « les droits de l’Homme » aujourd’hui est une expression qui fait polémique dans la société. Une certaine frange de la société, les féministes, les personnes attachées à l’égalité des genres au sein de la société, demandent que les « droits de l’Homme » soient transformés en « droits humains ». 


Pourquoi se prendre la tête avec les mots ? Et bien parce qu’en disant « les droits de l’Homme » on exprime une certaine vision du monde, parce que l’esprit en disant « les droits de l’Homme » ne s’imagine pas une femme. L’esprit a une représentation mentale qui est celle d’un homme parce que ça fait des millénaires qu’en disant l’homme pour représenter l’humanité, et bien on a dans l’esprit un actant, c’est à dire une figure, qui est celle de l’homme et non celle de la femme. Dans la sphère publique de la pensée publique, c’est l’homme qui est intervenu beaucoup, et bien sûr les femmes sont également beaucoup intervenues mais elles n’ont pas été représentées par le langage, puisqu’elles ont disparu dans ces expressions « les droits de l’Homme », « les exploits accomplis par l’Homme », « les réalisations de l’Homme au cours de l’histoire » etc. 

Ces expressions ont invisibilisé la femme tout simplement car l’esprit procède par catégorisation naturelle, c’est un concept qui a été élaboré par Eleanor Rosch en 1973 et selon laquelle une catégorie est représentée par son prototype, c’est-à-dire son meilleur exemplaire.


L : Exactement, puis en plus à la base les droits de l’Homme c’était vraiment les droits de l’homme et pas de la femme…


A : Exactement et en plus vous faites bien de le souligner, parce qu’à la base comme vous dites, les droits de l’Homme ne concernaient absolument pas la femme parce qu’elle n’avait pas le droit de vote, à cette époque.


Justement pourquoi la linguistique est intéressante pour analyser ces questions ? C’est parce qu’elle a mené des expériences, et en particulier la sociolinguistique, qui montre que le masculin n’est pas neutre, c’est à dire que quand on demande à une classe d’enfants ce qu’als imaginent quand on leur donne mots au masculin, als n’ont pas une représentation neutre dans leur esprit mais une représentation bien masculine des expériences faites notamment avec des noms de métiers sur des enfants, qui ont imaginé des hommes faisant ces métiers car les noms de métiers étaient au masculin.


En linguistique les travaux qui étudient les rapports entre pensée et langage trouvent leurs origines au IVème siècle avant notre ère chez Platon et notamment dans une œuvre qui s’appelle « Le Cratyle ».


Et ensuite la personne qui a illustré, qui a analysé, travaillé sur les opérations mentales de l’esprit et notamment à travers le langage, c’est Gustave Guillaume qui, dès les années 1920, a proposé des théories qui sont rassemblées sous le nom de psychomécanique du langage. 


Ensuite, la branche de la linguistique qui s’intéresse plus particulièrement au rapport du langage et de la pensée, et aux effets du signe sur la réalité c’est la pragmatique. La pragmatique est fondée sur deux notions fondamentales : les actes de langage, chez Austin en 1962 et la pragmatique c’est un mot qu’on trouve dès 1938 chez Charles Williams Morris dans son ouvrage « Les fondations de la théorie du signe ».


Par exemple Austin a montré qu’un mot pouvait être un acte, ne servait pas seulement voire pas du tout à décrire la vérité, par exemple quand on va se marier c’est le mot « oui » qui nous marie, « oui » ne décrit pas une réalité, « oui » est un acte de langage.


L : On en vient à la question : en quoi repenser un langage qui est soit genré est important ? On pourrait reformuler en disant : en quoi une langue neutre va influer sur nos perceptions, qu’est-ce que ça va changer au final, est ce que c’est si important, est ce que ça va vraiment changer notre façon de représenter le monde, de le concevoir ? 


A : Et bien en fonction de tout ce que l’on vient de dire, c’est à dire l’influence du langage sur la réalité, ou comment l’être humain n’est pas neutre mais catégorise le monde, l’identifie, le classe, le découpe en fonction du lexique propre à chaque culture, nous pouvons dire que quand nous changeons la moindre chose dans le langage, cela a un impact sur la réalité, sur le plan des principes. 


Après sur le plan des démonstrations, toute la science à venir devra démontrer ce que je suis en train de dire, mais sur le plan des principes, si nous prenons en considération tous les travaux scientifiques rédigés jusqu’à présent, forcément dès qu’on déplace quelque chose dans le langage cela a un impact sur la réalité.


En particulier, le neutre est important puisque sous ces questions de genres grammaticaux se trouvent des enjeux sociaux, des qualités, qui sont cruciaux compte tenu de la violence qui s’exerce à l’égard des femmes et de ce qu’on appelle des minorités de genre et sexués. Je pense plus particulièrement aux personnes trans et aux personnes intersexes qui ne sont pas des catégories sociales reconnues, qui ne sont pas des catégories sociales reconnues non plus en droit, puisque vous savez que l’ONU a condamné à plusieurs reprises la France pour son traitement des personnes intersexes.


Donc ces questions de genres grammaticaux qui peuvent paraitre très ésotériques évidemment pour les non spécialistes, et bien sont cruciaux je crois parce qu’ils recouvrent des enjeux de société. C’est ça qui est ignoré par la plupart des linguistes qui s’expriment sur ces questions de français inclusif. Le français inclusif regroupe un ensemble de variations par rapport à la norme qui serait le français standard pour éviter de reproduire des hiérarchies symboliques et sociales dans le langage.


Plus que des mesures concrètes, du type créer des refuges pout les femmes battues, même si c’est très utile et que cela doit être fait, le travail sur les symboles, je crois, va permettre de construire une société où les hiérarchies entre les genres seront vues comme des archaïsmes.


Nait un héritage des société patriarcales, qui sont encore les nôtres de toute façon, parce qu’on peut créer tous les refuges qu’on veut, on peut créer trous les numéros d’urgence qu’on veut, on peut créer l’arsenal juridique qu’on veut, si on continue d’enseigner aux enfants qui seront de futurs citoyens, de futurs votants, que le masculin l’emporte sur le féminin, et bien la violence symbolique et la violence dans les faits continuera à s’exercer parce qu’elle est légitimisée par ce genre de propos. 


L : Est ce qu’il n’y a pas un paradoxe au fait qu’on entende beaucoup dans les bastions qui sont contre l’écriture inclusive que c’est un sujet annexe, ou que ce n’est pas important en fait ? On entend beaucoup « l’important c’est les femmes battues » etc mais ils mettent une telle énergie à vociférer que ce n’est pas important, que c’est un sujet annexe, que c’est bien la preuve que si ça leur importe à ce point, si ça les engage à ce point, alors c’est un sujet crucial sinon ils ne mettraient pas cette énergie à le combattre ; et c’est cet affront qui révèle à quel point ce sujet est important justement. 


A : On voit des résistances presque pathologiques, pathologiques au sens d’émotion non contenue dans les arguments, dans les discours qu’on entend adverses au français inclusif.


C’est dû à 2 choses : le coté résistance non pathologique se fonde sur l’ignorance de tout ce que la science a pu mettre au jour et dont on vient de parler et le coté pathologique se fonde sur quelque chose de bien humain et qui nous est propre également. 


Si je vous dis, demain on va vous faire payer plus d’impôts que les autres, vous allez résister. Ce que je veux dire par cette comparaison c’est que personne n’aime perdre des privilèges. Si moi demain on me dit « on va vous enlever votre salaire ou une partie de votre salaire », je ne vais pas le prendre facilement. Je vais essayer de conserver un privilège. 


Donc c’est bien naturel en fait, c’est tout à fait naturel ces réactions outrancières au français inclusif tout simplement car la catégorie sociale des hommes s’aperçoit qu’ils ne vont plus être au centre de l’univers, qu’ils ne vont plus être la mesure de toute chose comme dit Protagoras.


L : Donc on arrive à des solutions qui ont été pensées dû à tous ces travaux scientifiques et les différents modèles qui sont proposés parce que l’écriture inclusive, tout le monde ne le sait pas, mais il n’y pas qu’une seule règle, pas qu’une façon de l’appliquer, et dites-moi si je me trompe mais comme ce n’est pas encore institutionnalisé, il n’y a pas de modèle qui prévaut sur un autre. 


Est-ce que vous pouvez nous dire rapidement quels sont les différents principaux modèles qui sont aujourd’hui proposés et dans un second temps, les avantages et les inconvénients qu’on pourrait y trouver ? 


A : Alors le français inclusif, comme je l’ai dit, rassemble un ensemble de procédés, qui effectivement ne se réduisent pas au point médian qui est le plus connu. Nous avons des doubles flexions, par exemple dire « les traducteurs et les traductrices », ça c’est la double flexion totale et nous avons des doubles flexions partielles, quand on voit par exemple « traducteur.ice », que bien évidemment on peut lire « les traducteurs et les traductrices » mais « les traducteur.ice.s » c’est la double flexion partielle puisque seule la marque du féminin et non le nom entier est restitué.


Puis nous avons des hypéronymies, les hypéronymies c’est recourir à un mot englobant, dire le corps médical plutôt que les médecins, dire le corps professoral plutôt que les professeurs, dire la clientèle plutôt que les clients, dire l’électorat plutôt que les électeurs, ce sont les hypéronymes de genre.


Puis nous avons le genre neutre, ou plutôt les genres neutres puisque là encore, il n’y a pas une seule façon de créer du neutre. 


Par exemple, des unités se font concurrence nous avons aujourd’hui beaucoup de pronoms qui prétendent à être le pronom de genre neutre pour représenter soit des groupes mixtes soit des personnes non binaires, soit des personnes agenres etc. 


Nous avons aussi des terminaisons qui se font concurrence, par exemple si je vous dis « les traductaires », ça peut être un mot de genre neutre pour désigner les traducteurs et les traductrices ou les personnes de genre non binaire qui font profession dans la traduction et puis vous avez aussi des « traducteurices » qui sont la présence des deux genres classiques au sein du mot.


Nous avons des genres neutres, donc un genre neutre binaire, où on peut retrouver la flexion binaire dans « les traducteurices » et puis le genre non binaire, « les traductaires », ou là, toute marque de genre disparait.


L : C’est un peu la même chose avec les pronoms. « Iel », c’est la contraction de « il » et de « elle », alors que « al » c’est agenre du coup, pour vous. 


A : Oui on pourrait dire ça, ou non binaire. Dans ma grammaire du français inclusif j’ai voulu regrouper l’ensemble des procédés que les peuples francophones créaient pour éviter l’emploi du masculin générique ou neutralisant mais dans ma thèse je me concentre sur le genre neutre qui n’est qu’un des procédés du français inclusif et il y a beaucoup de choses à dire. 


Le genre neutre, il est émergent. Il est émergent, on assiste à un trouble dans la norme. 


Est ce qu’on peut parler de changement linguistique ? C’est peut-être un peu trop tôt, mais on voit une reprise, je ne dispose pas de données quantitatives donc je ne peux pas donner de chiffres, mais on voit une reprise, c’est quelque chose, un phénomène, relativement courant, l’inclusivité de genre. 


C’est l’indice que si c’est courant, c’est que c’est repris. Après, je ne sais pas par combien de personnes, si c’est en masse ou si ce n’est pas en masse. En revanche, selon l’ensemble des textes que j’ai réunis, je peux dire que c’est présent presque partout, même dans les ilots de résistance au français inclusif, je pense à l’armée par exemple. 


Même dans l’armée, on voit deux procédés du français inclusif, non officiels encore, mais dans le contexte de l’armée on voit des usages qui sont attestés, du type féminisation des grades. J’ai une attestation pour la colonelle : c’est une femme qui souhaite qu’on l’appelle « la colonelle » et comme elle est haut gradée, forcément sa voix compte tenu des hiérarchies qui sont les nôtres, les hiérarchies sociales et symboliques qui sont les nôtres, et bien, comptent. 


Et puis j’ai le point médian qui est aussi utilisé dans des usages encore non officiels au sein de l’armée mais qui sont attestés. 


L : D’accord donc ça commence vraiment à se démocratiser de partout dans tous les milieux, c’est hyper intéressant je ne savais pas du tout pour l’armée qui est quand même un bastion très conservateur. 


A : Oui, on peut dire ça, et puis dans des institutions, je ne dirais pas conservatrices puisque ce serait presque antinomique avec leur objectif, je pense au CNRS, le Centre National de la Recherche Scientifique, et bien le CNRS publie du neutre puisqu’il publie mes articles et moi j’écris au neutre, j’enseigne au neutre, je publie au neutre.


Donc si des institutions comme le CNRS publient du neutre, c’est que ces mots neutres sont recevables, en tout cas pour des scientifiques, et les scientifiques sont une corporation dont la voix compte aussi dans notre société, suivant les hiérarchies qui sont les nôtres. 


L : Et donc là on en arrive au dernier point, qui sont les enjeux d’accessibilité. 


On n’entend jamais parler de la difficulté pour les personnes dyslexiques et pour les malvoyant.e.s du français mais par contre dès qu’il s’agit de l’écriture inclusive, d’un seul coup tout le monde se soucie des personnes en situation de handicap, tout à coup alors que personne n’en parle d’habitude ; alors je voulais avoir votre avis. J’ai contacté et j’ai lu déjà les papiers rédigés par les collectifs handiféministes mais je voulais un peu votre avis sur la question, est-ce que pour vous aujourd’hui le langage neutre met en difficulté les personnes qui sont dyslexiques ou malvoyantes ? 


A : Et bien si ces personnes le disent, et qu’elles ont travaillé sur la question, et bien écoutons-les. Écoutons-les et essayons de ne pas produire des formes qui sont problématiques pour les personnes en situation de handicap et notamment les personnes qui rencontrent des troubles dans l’apprentissage de la lecture et de l’orthographe. Tout ça pour dire que ce sont des personnes qui doivent être prises en compte dans les recherches et dans les propositions. 


Le genre neutre est une solution à certains problèmes, mais comme tout invention humaine il apporte des problèmes aussi, et donc nous ne devons pas avoir peur de les identifier et de travailler sur ces problèmes, et effectivement ce vous avez dit est très juste, cette dissymétrie de traitement, à partir du moment où on parle de français inclusif qui serait le nouveau fléau de la civilisation pour certains.


Quand les personnes atteintes de cécité ont créé le braille, elles n’ont pas revendiqué que tout le monde passe au braille, elles n’ont pas revendiqué la suppression de l’alphabet, elles ont créé un outil, et nous avec elles, pour être incluses dans la société. Et effectivement tout l’enjeu, l’un des enjeux auxquels doit faire face le genre neutre et les personnes qui travaillent sur le genre neutre c’est comment créer un outil qui ne renforce pas les inégalités déjà présentes.


Vous avez parlé des personnes en situation de handicap, parlons également des femmes. Quand je dis « les traductaires », où sont les femmes ? N’est-ce pas aussi une autre façon d’invisibiliser la participation des femmes dans l’histoire ? Puisque c’est par le silence, en ne les nommant pas, qu’on a pu croire que les femmes n’avaient pas participé à l’histoire.


Donc, ça fait partie des enjeux que la science doit prendre en compte, la science et le reste de la société, le droit, les citoyens, l’individu, les partis politiques, toutes ces entités qui travaillent à construire un autre monde qui n’est pas fondé sur des hiérarchies, où la personne humaine, mâle, est valide est tout en haut de la pyramide.


L : Et du coup ça me fait penser qu’on pourrait pourquoi imaginer au moins à moyen terme une double flexion qui soit le neutre et le féminin ? Par exemple dire « les traductaires et les traductrices » ? Plutôt que d’avoir une double flexion masculin-féminin, une flexion neutre et féminin.


A : Pourquoi pas !


L : Tout est possible en fait…


A : Je crois, suivant mon expérience et ma personnalité, qu’effectivement tout est possible pour qui travaille, mais c’est important de définir les choses. Qu’est-ce que le genre neutre ? Dans le genre neutre vous avez tellement de formes possibles qu’on peut y mettre beaucoup de choses mais qu’on ne peut peut-être pas tout y mettre. Ça c’est un travail pointilleux, chiant, qui est celui des grammairiens, qui est celui des linguistes, en accord avec la société. 


Il ne s’agit pas pour les grammairiens, comme ils l’ont fait pas le passé, d’imposer à la société des vues qui seraient conçues dans un laboratoire, hors sol, sans conscience des conséquences tragiques que les mots peuvent avoir sur les individus. C’est peut-être pour une question de mots qu’on refuse à des personnes trans ou non binaires d’exister au sein de notre société. 


D’ailleurs, si une personne trans ou non binaire va voir un psychiatre qui est formé suivant l’école Freudienne et Lacanienne, et bien on va leur dire vous n’existez pas, vous ne pouvez pas exister. Or ces personnes existent, et si on leur dit ça c’est parce qu’on s’appuie notamment sur l’argument de la binarité du français. 


Or, c’est mettre l’outil avant l’être humain. L’outil doit toujours être au service de l’être humain et les mots sont des outils. L’être humain est la finalité, non pas le contraire. 


Ce n’est pas parce que dans le langage quelque chose n’existe pas, et on revient au point de départ de notre conversation, que cette chose ou cette personne n’existe pas dans la réalité. Ce sont des questions qui ont un grand avenir devant elles, sur le plan scientifique mais aussi sociétal, ça ne fait que commencer. Le genre est l’un des grands débats du XXIème siècle. 


*Musique*


Merci Alpheratz d’être venu aujourd’hui dans Mécréantes, merci à Bellaire  pour l’introduction musicale. 

Merci également à toutes les personnes sur Ulule qui ont contribué à ce que cette saison voit le jour, merci également à mon équipe et merci aux personnes que j’ai interrogées au tout début de l’épisode sur leurs préjugés concernant le sexisme au sein de la langue française, et bien évidement merci à vous toutes et tous pour l’écoute de cet épisode. S’il vous a plu n’oubliez pas de laisser cinq étoiles sur Apple podcast, ça aide vraiment à faire connaître l’émission. 


On se rejoint également sur l’instagram de Mécréantes pour toujours plus d’articles et de contenus !


Merci à tout le monde et à très vite !


*Jingle de fin*